Indigènes

1211-1212

 

Pour la première fois depuis le début de la guerre, l’hiver n’interrompt pas les combats. L’archevêque de Rouen, l’évêque de Laon, Foucaud et Jean de Berzy, Enguerrand de Piquigny, Lambert de Thury, Pierre de Livron, le comte de Toul et les innombrables chevaliers qui les suivent viennent se ranger derrière la bannière au lion. Une foule de routiers sanguinaires marche avec eux, menée par Martin d’Olite, un guerrier de métier.

Simon de Montfort a reçu tant d’hommes qu’il peut constituer deux armées et guerroyer sans trêve. Il commande un corps et place l’autre sous les ordres de son frère Guy.

Pendant que l’un ravage le nord de mes États, l’autre dévaste le sud. Ils s’abattent sur les villes qui tombent entre leurs mains les unes après les autres : les Touelles, Saint-Marcel, Hautpoul, Cuq, Montlaur, Saint-Félix, Avignonet, Montferrand, Rabastens, Montaigut, Laguepie, Saint-Antonin Nobleval, Lavelanet, Moissac, Pamiers, Saverdun, Auterive, Muret, Saint-Gaudens. Les vallées de la Garonne, de l’Ariège, de l’Aveyron, du Tarn, du Lot sont tour à tour victimes de leurs conquêtes. Le Quercy, l’Agenais, le Comminges, la Gascogne : chaque saison qui passe voit tomber une province.

Depuis l’expédition humiliante de Castelnaudary, nos forces sont éparpillées. Chaque ville ferme ses portes, priant le ciel de l’épargner. Aucune n’échappera à l’invasion, aux massacres et à l’asservissement. Quand une cité résiste, les deux Montfort, Simon et Guy, joignent leurs forces pour s’en emparer. Lorsqu’un siège se prolonge, l’exaspération des assaillants les conduit aux pires extrémités. Ils découpent en morceaux les prisonniers pour lancer, d’un jet de catapulte, leurs membres sanglants par-dessus le rempart, afin de terroriser la population. Un dernier tir renvoie chez les siens la tête du supplicié afin que les assiégés sachent à qui appartenaient les mains et les pieds qui sont venus s’abattre sur eux. Appliquant la loi du talion, les nôtres vont aussitôt extraire de leurs cachots les prisonniers français pour leur faire subir le même sort.

Dans son château, le comte de Foix inflige à ceux dont il s’empare une pendaison par le sexe jusqu’à ce que mort s’ensuive par hémorragie. Il invite ses vassaux à venir assister aux tortures. Une folie meurtrière habite notre pays où les bûchers et les potences se dressent partout sur le passage de l’invasion.

Après avoir échoué sous les remparts de Toulouse, Montfort a changé de stratégie. Faute d’avoir pu prendre la ville de vive force pour dominer ensuite le pays, il s’empare de celui-ci pour parvenir à soumettre Toulouse. Ses armées sont mobiles, rapides et offensives. Nos forces sont dispersées et statiques. Chacun défend sa famille, sa maison et sa cité. Plus personne ne se porte secours à l’autre. L’ennemi peut aller et venir à sa guise. Il choisit le moment et le lieu de ses attaques. À la fin de l’année 1212, il tient tout, à l’exception de Toulouse et de Montauban.

 

 

Pamiers, décembre 1212

 

À l’approche de Noël, l’envahisseur réunit au pied des Pyrénées seigneurs et prélats pour promulguer devant eux la loi du vainqueur.

Les évêques couverts de soie brodée d’or, quelques nobles soumis drapés dans leur tunique de laine épaisse, de riches marchands vêtus de velours précieux et les compagnons de Montfort sous leur cotte de mailles ont pris place dans la salle capitulaire du château de Pamiers. Ils siègent groupés par ordres. Les gens de notre pays, petits seigneurs ou riches bourgeois qui ont accepté de prendre part à cette nouvelle usurpation, sont relégués au fond de la salle capitulaire. Ce sont des indigènes. Car, à compter de ce jour, notre peuple devient « indigène ». C’est par ce terme que sont désormais désignés les habitants de mon pays.

Campé sur ses jambes, le torse fier, la barbe épaisse, la voix puissante, Montfort lit la proclamation par laquelle il s’empare de nos terres.

Nous, Simon, seigneur de Montfort, comte de Leicester et, par la grâce de Dieu, vicomte de Béziers et de Carcassonne, seigneur d’Albi et du Razès, soucieux de faire régner en ce pays l’ordre et la paix à l’honneur de Dieu, de la sainte Église romaine et du roi de France, fixons sur notre terre les coutumes suivantes et ordonnons qu’elles soient par tous observées !

Toute usurpation est intolérable. Mais celle-ci est la plus odieuse qui soit, car elle s’accompagne d’un viol de tous nos principes de vie et de gouvernement Ce n’est pas seulement le comte et les vassaux qui lui sont fidèles que l’on dépouille. Tout le peuple est asservi sous cette loi, inspirée de celle qui fut imposée par la croisade dans le royaume franc de Jérusalem en Terre sainte il y a plus d’un siècle.

Notre terre ne sera plus le pays des libertés. L’âme, l’esprit et le cœur y subiront le joug de l’envahisseur. Les hérétiques seront pourchassés, livrés au fer et au feu du châtiment que choisira l’Église. Les juifs seront interdits d’emplois publics ou de fonctions de justice. Désormais, la messe dominicale est obligatoire. Sera puni celui qui n’y sera point vu.

— Faisons obligation aux paroissiens d’aller à l’église les dimanches et jours de fête, et d’y entendre en entier la messe et le sermon. Si quelque maître ou maîtresse de maison ne va pas à l’église il paiera six deniers tournois, dont la moitié ira au seigneur de la ville, un quart au prêtre, et un quart à l’Église.

L’usurpateur fait payer par le peuple sa dette à l’égard du pape. Il rançonne chaque famille, jusqu’à la plus humble.

— Ordonnons que dans le pays conquis chaque maison habitée paye trois deniers melgoriens par an au seigneur pape et à la sainte Église romaine. La perception se fera entre le début du carême et Pâques.

Montfort organise son armée pour l’occupation des terres conquises et l’invasion d’autres territoires.

— Les barons de France et les chevaliers devront le service au comte quand et là où il y aura la guerre contre sa personne, que ce soit en rapport avec la terre conquise ou à conquérir.

Le métier des armes est interdit à la noblesse indigène. Les vassaux de l’usurpateur « seront tenus de servir le comte avec des chevaliers français. Ils ne pourront, de vingt ans, remplacer les chevaliers français par des chevaliers du pays ».

Les lois et les usages de nos familles sont abolis.

— Les successions se feront selon la coutume et l’usage de France autour de Paris, tant entre barons et chevaliers qu’entre bourgeois et paysans.

Ce ne sera plus le choix de l’homme, mais la loi de l’État qui déterminera les successions. Le père sur son lit de mort ne pourra plus répartir librement son patrimoine entre ses enfants. La totalité de l’héritage ira au fils aîné.

L’amour nous est interdit. Les fils et les filles de notre pays ne peuvent plus s’aimer, se marier et enfanter ensemble.

— Interdisons à toutes les dames nobles, veuves ou héritières, possédant forteresse ou château d’épouser d’ici à dix ans un indigène de cette terre.

Seule la semence des Français pourra fertiliser nos femmes :

— Elles pourront épouser des Français à leur gré !

Toutes les places fortes de nos contrées passeront ainsi définitivement entre leurs mains et celles de leur descendance. A-t-on jamais vu si infâme loi de dépossession ?

Même le plaisir n’a plus droit de cité.

— Ordonnons que les prostituées soient mises hors les murs de toutes les villes.

Nous sommes privés de nos terres, de notre fierté, de nos traditions, des libertés de croire et d’aimer. La loi qui nous fut imposée par l’Empire romain, il y a mille ans, était plus respectueuse des usages et des mœurs de la province colonisée.

 

Raimond le cathare
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